18
Ayant confié Euphémos aux serviteurs du palais, Astyan et Anéa s’isolèrent dans leur bureau. Le Titan répéta à sa compagne l’histoire du marin. Lorsqu’il eut terminé, la jeune femme était livide.
— Je n’ai jamais rien entendu de semblable. Tu ne crois pas que cet homme aurait pu inventer tout ceci ?
— Non. J’ai sondé son esprit. C’était facile, il était imbibé de bière. Tout ce qu’il a dit est vrai, malheureusement.
— Mais de tels êtres ne peuvent exister !
— Non ! À moins que… quelqu’un ne les ait fabriqués.
— Tu penses que ces monstruosités sont le résultat de… de manipulations génétiques ?
— Ce ne peut être que des hybrides, créés artificiellement à partir d’embryons humains et animaux.
— Qui a pu commettre une telle abomination ?
— Je l’ignore. Mais ces monstres ne sont peut-être pas les seuls. Et si leurs créateurs ont été capables de modifier à ce point la structure biologique d’êtres vivants, ils sont extrêmement dangereux. Il faut découvrir qui ils sont, et les mettre hors d’état de nuire.
— Cela va être difficile. Ce monde est si vaste.
— Nombre d’érudits ont quitté Poséidonia ces derniers temps. Il faudrait savoir où ils se sont rendus.
— Ils n’ont pas pu s’installer en Atlantide. Les travaux scientifiques y sont trop surveillés.
— Ils ont peut-être fondé une nouvelle colonie. Mais l’histoire de ce marin nous confirme que la secte du Serpent n’a pas disparu avec le clan Palarkos. Apparemment, elle est aussi présente à Lyonesse. Il est probable qu’elle s’est répandue dans tout l’Archipel. Il faut que nous avertissions nos frères de cette histoire.
Soudain un événement, vieux de quelques décennies, revint à l’esprit d’Anéa.
— Attends ! Te souviens-tu de ce savant illuminé qui affirmait que l’homme pouvait évoluer en modifiant ses propres gènes ? Il préconisait d’éliminer, par stérilisation, tous les êtres faibles, et de favoriser la reproduction des individus intelligents et forts.
— La théorie de l’eugénisme. Une absurdité monstrueuse.
— Il se nommait Drasko. C’est à cause de lui que nous avons interdit toutes les recherches dans ce domaine. Penses-tu qu’il pourrait être à l’origine de ce mouvement ?
— Drasko a disparu il y a plus de soixante ans. Il ne peut pas être encore en vie.
— Mais il a peut-être enseigné sa théorie à d’autres. Imagine qu’ils se soient regroupés, qu’ils aient fondé cette secte du Serpent, afin de développer leurs recherches…
Astyan hocha la tête. L’hypothèse d’Anéa se tenait.
— Nous avons peut-être commis une erreur en permettant à cet individu de s’échapper.
— Nous ne pouvions tout de même pas le condamner à cause de ses idées. Il n’avait commis aucun crime.
— Non, bien sûr. Mais ce fut peut-être une faiblesse de notre part. Il peut exister un lien entre la marque du serpent et ce savant disparu. Cette secte prône elle aussi le droit à la connaissance absolue.
Anéa ne répondit pas. Une autre idée la hantait. Le tract de Palarkos évoquait le nom d’un dieu nouveau, Ophius. Elle éprouvait la sensation obscure que derrière les mortels qu’ils allaient devoir affronter se dissimulait une puissance occulte bien supérieure. Une force maléfique avec laquelle aucune paix ne serait possible, parce qu’elle désirait l’anéantissement des Titans. Et Anéa savait à présent pourquoi elle souffrait de ce sentiment inconnu : la peur. Malgré leurs pouvoirs extraordinaires, ils ne seraient peut-être pas les plus forts.
Elle se leva et se dirigea nerveusement vers la terrasse. Un resplendissant soleil d’été inondait la gigantesque métropole. Sur l’Agora, les échoppes des marchands ambulants attiraient les nombreux voyageurs. Des enfants jouaient au pied des statues d’or. Jamais les roses des parterres n’avaient été plus belles. Des jeunes gens s’étaient allongés sur les pelouses du parc, en compagnie de filles légèrement vêtues. Un groupe de musiciens égrenait une douce mélodie, près du bassin aux dauphins. Quelques badauds les encourageaient. Tout était parfaitement calme.
Soudain, une vision d’horreur se superposa au paysage serein. Au loin, des centaines de navires cernaient le port ; un déluge de feu s’abattait sur la cité ; des gens hurlaient et fuyaient en tous sens ; les temples s’écroulaient, broyant hommes et femmes sous leurs décombres. Des hordes de guerriers sauvages, mi-hommes, mi-animaux, massacraient les habitants avec une froide détermination. Des ruisseaux de sang coulaient sur les dalles blanches des artères. Le fleuve Acheloos avait pris une teinte écarlate.
Anéa porta la main à sa gorge, puis un hurlement s’échappa de ses lèvres. L’instant d’après, Astyan la serrait dans ses bras. Elle leva vers lui des yeux trempés de larmes.
— Oh, Astyan, c’est horrible.
Il prit son visage dans ses mains. L’hallucination émanant de l’esprit de sa compagne l’avait frappé de plein fouet.
— Je te promets que cela n’arrivera jamais. Jamais !
Il avait voulu la rassurer. Mais il savait, au plus profond de lui, que rien ne pourrait arrêter la course du destin.